Militantisme et technologies de l’information et de la communication:

Vers un laboratoire du changement sociétal?

2002-06-18 00:00:00

Affirmer que l'entrée de nos sociétés dans l'ère des réseaux électroniques
bouscule l'ensemble des activités humaines ainsi que nos modes
d'organisation est devenu une évidence. Les mouvements sociaux et civiques
n'échappent pas à ce constat, même si l'histoire des Technologies de
l'Information et de la Communication (TIC) est trop jeune pour qu'une
véritable sociologie des organisations militantes en réseaux ait eu le
temps de se forger et de nous livrer de premières conclusions. Cependant,
sans prétention scientifique, l'observation des pratiques militantes
reliées aux TIC, permet pour le moins de formuler une première série de
questionnements et d'intuitions.

La relation entre TIC et monde militant n'est pas des plus simples. Comme
tous les univers qui, à tort ou à raison se référent à une forme
d'expertise, celui de la technologie est le plus souvent ignoré par les
mouvements sociaux et civiques.

Et pourtant on a assisté ces dernières années à une ré-appropriation
collective et citoyenne des thèmes les plus ardus: de la lutte contre l'AMI
- accord multilatéral sur l'investissement (1) - à la finance
internationale et aux biotechnologies, nombreux sont les domaines où les
citoyens et leurs organisations ont mené à bien une tâche d'auto-formation
et d'élaboration d'un savoir, passant outre l'interdit tacite dressé par
les experts, jaloux d'une connaissance synonyme de pouvoir. Le paradoxe
veut que ce sont les fonctionnaires nationaux ou internationaux, les
consultants privés extérieurs, qui ont bâti cette citadelle invisible du
pouvoir par l'expertise, plus que les politiques eux-mêmes. Les élus,
incapables de penser autrement que dans l'urgence, et donc souvent
incapables de penser tout court, ont contribué eux-mêmes à cet
appauvrissement du politique au profit de l'expertise. Le roi est nu, mais
il s'est déshabillé tout seul.

Dans le champs des technologies de l'information et de la communication, la
situation est plus complexe. Il est exact que "c'est (...) cette interface
entre les programmes de macrorecherche et les grands marchés développés par
l'État d'une part, et l'innovation décentralisée stimulée par une culture
de créativité technologique et les exemples de réussites personnelles
fulgurantes d'autre part qui a fait fleurir les nouvelles technologies de
l'information (2)".Cependant se mêle à cela le travail passionné et gratuit
de milliers de fous des technologies, appelés "tekies" ou "hackers", dont
la démarche n'est pas exempte pour certains d'une forme d'engagement, le
plus souvent empreinte de philosophie libertaire (3). L'exemple le plus
connu est celui du système d'exploitation Linux, lancé par Linus Torvalds.
Le jargon file, sorte de manifeste des hackers, rédigé collectivement sur
le net, définit ces derniers comme des individus qui croient que "le
partage de l'information est un bien influent et positif et qu'il est de
leur devoir de partager leur expertise en écrivant des logiciels libres et
en facilitant l'accès à l'information ainsi qu'aux ressources informatiques
autant que possible".

Cependant mis à part cette communauté confidentielle de militants du net et
des autres techniques, il faut attendre le milieu des années 90 pour que
commencent à se répandre les "freenets (4)", "usenets" et autres "community
networks", premières pratiques reliant internet à une forme d'intérêt
collectif et de changement social.

Aujourd'hui, on peut de façon simple différencier trois générations, trois
"familles" d'acteurs associatifs et militants interagissant avec les TIC,
et en particulier avec Internet.

* Les associations et autres organisations non lucratives et militantes qui
se sont créées d'entrée de jeu sur des problématiques centrées sur les
technologies de l'information et de la communication. Outre les "freenets"
et "communities networks" cités précédemment, mais qui reflètent
essentiellement une réalité anglo-saxonne, on peut inclure au sein de ces
pionniers de la techno militance les hébergeurs associatifs, le mouvement
du logiciel libre, les mouvements de défense des droits et des libertés
face aux risques technologiques, les militant des médias communautaires qui
se sont emparé des nouveaux outils de communication au fur et à mesure de
leur émergence, et de nouvelles générations de hackers comme ceux qui ont
accouché du Wifi (5) à Seattle, le premier réseau à haut débit entièrement
gratuit accessible à tous les habitants d'un quartier...

Tous ces pionniers de la techno militance n'entretiennent pas le même
rapport au politique et au militantisme. Si les idées libertaires
constituent souvent la toile de fond philosophique de ces acteurs, certains
se vivent comme des acteurs politiques à part entière, notamment en France
et entretiennent des liens avec d'autres mouvements sociaux, alors que
d'autres préfèrent mener à bien une tache locale et réfutent l'étiquette
d'activiste (ou hacktiviste).

* Seconde famille, les associations et mouvements sociaux qui sont à
l'origine sans lien avec les TIC et qui à un moment ou un autre s'emparent
de l'outil et le mettent au service de leur action, que celle-ci s'inscrive
dans le champs environnemental, social, démocratique, humanitaire ou autre.
Ce mouvement d'appropriation est lent et souvent cette dernière est très
superficielle. Pour beaucoup de ces acteurs, les TIC ne sont qu'un outil de
communication de plus, une sorte de super fax ou de super plaquette de
présentation. Rares sont ceux qui ont compris que ces outils pouvaient être
mis au service d'une réorganisation de leur fonctionnement interne,
notamment dans le cas de grosses fédérations. Certains vont même jusqu'à
vivre ces technologies comme des sources de dangers, ou de perte de
l'essence de leur action. C'est le cas par exemple de certaines ONG de
développement qui, au lieu de penser les TIC comme un axe transversal de
leur action en matière d'éducation, de santé ou autre, le vise comme un
substitut sans légitimité : il y a un travail pédagogique à mener pour
faire comprendre qu'il ne s'agit pas de remplacer par exemple un centre
médical isolé en Afrique par une batterie d'ordinateurs, mais de voir
comment ordinateurs, scanner, réseau peuvent amplifier, décupler, améliorer
le travail du centre de soins en le reliant à d'autres référents médicaux
et en le désenclavant.

* Enfin, il existe une troisième catégorie, appelée à devenir la plus
importante mais aujourd'hui marginale : celle des associations qui se sont
créées récemment, en choisissant d'entrée de jeu un champs d'action dans
lequel interagissent une dimension sociale et technologique par exemple.

Aujourd'hui il existe une vraie difficulté à construire un dialogue entre
ces trois catégories d'acteurs. Ce sont des mondes qui n'ont pas les mêmes
référents à de multiples points de vue. Outre une indifférence presque
naturelle à l'égard de la technique, les mouvements sociaux et civiques
traditionnels éprouvent des difficultés à décrypter les enjeux politiques
qui sont à l'œuvre derrière les technologies. Lorsqu'ils y sont sensibles,
ils les lisent avec des grilles d'analyse héritées d'autres luttes, parfois
très en deçà de la pensée des militants du Web. La revendication d'un droit
à l'information en est une illustration, le concept d'information étant lié
à l'époque du broadcast et faisant l'impasse sur la dimension interactive
de la nouvelle génération technologique, interactivité qui est au cœur de
la révolution informationnelle. À l'inverse, les militants des TIC
souffrent parfois d'une forme de techno centrisme et participent à leur
corps défendant à cette culture de l'expertise qu'ils critiquent dans
d'autres domaines. Ils ont à faire un formidable effort pédagogique pour
aller au-devant des besoins des acteurs associatifs de terrain.

Le deuxième forum social mondial qui s'est tenu à Porto Alegre en février
2002 a reflété cette césure. Si le séminaire "Communication et Citoyenneté"
organisé par ALAI (6), APC (7) et l'Apress (8) reliait délibérément la
question de l'appropriation des TIC par la société civile à celle de leur
contrôle (9), certaines plénières se contentaient de resservir une version
légèrement rafraîchie des discours des années 70 sur le contrôle des médias
par les pouvoirs économiques. Non pas que ces questions soient obsolètes,
mais elles ne constituent qu'une petite dimension des enjeux à l'œuvre dans
nos sociétés en réseaux.

Plutôt que de partir des enjeux propres à l'intrusion des réseaux dans nos
sociétés (désigné couramment par le terme de société de l'information), et
de tenter une sorte de prosélytisme auprès des mouvements sociaux et
civiques, il nous semble plus intéressant et convaincant de mener la
démarche inverse. C'est-à-dire partir de la réalité de ces mouvements, de
leurs propres enjeux internes afin de voir en quoi les réseaux
interagissent ou non avec eux.

Reprenons tout d'abord l'enjeu déjà évoqué de l'expertise. Dans une société
où la maîtrise du savoir est une source de pouvoir, et où la connaissance
est au cœur de notre modèle de développement économique, il est essentiel
pour les mouvements sociaux et civiques de penser leur propre rapport au
savoir. Deux types de réponses peuvent êtres apportés, dans les deux cas,
les réseaux humains et électroniques y jouent un rôle éminent.

La première réponse, déjà à l'œuvre dans nombre de mouvements sociaux est
celle de la contre-expertise citoyenne. De la même manière que dans la
tradition des mouvements révolutionnaires il s'agissait de faire la
conquête des outils de production, il s'agit là de conquérir les outils du
pouvoir que sont les savoirs. Dans cette conception, la formation et
l'éducation des citoyens deviennent les conditions sine qua non à la
résistance. C'est ce que les militants anti AMI avaient surnommé la
stratégie anti-Dracula. Pour combattre un projet de traité secret et
incompréhensible par le commun des citoyens, il fallait le mettre à la
lumière, c'est-à-dire non seulement le sortir sur la place publique mais le
rendre lisible et donner à chacun les moyens de construire son jugement sur
ce texte.

Deuxième conception, pas forcément en contradiction avec la première dans
la pratique, celle de la participation. Il s'agit moins de "conquérir" un
savoir/pouvoir, que de démontrer qu'en politique le savoir est d'entrée de
jeu un bien collectif, fruit d'une démarche de démocratie participative qui
se construit dans un rapport long au temps et dans un espace public élargi.

Quoi qu'il en soit, ces savoirs communs à construire doivent répondre à
plusieurs critères, tous aussi lourds les uns que les autres:

- Embrasser les sujets les plus complexes dans une société complexe ; or
les militants à la différence des experts, ne sont pas payés pour
acquérir ces savoirs. De plus, il est fini le temps ou les militants se
formaient à l'école du parti, puisque la plupart s'engagent en dehors de
ces derniers. L'acquisition de savoirs complexes ne peut se faire que
sur des logiques de partage et d'échanges de savoirs.

- Transcender les frontières car de plus en plus il s'agit de questions
qui concernent l'humanité dans son ensemble ; à la différence des
organisations internationales qui ne sont dominées par les pays
occidentaux, les mouvements sociaux sont pour la plupart soucieux de
respecter les différences culturelles et les intérêts de tous les
continents concernés.

- Proposer de l'alternative ; il est fini le temps où les mouvements
sociaux étaient d'abord et avant tout des mouvements de défense ou de
résistance. Non pas que ces deux dimensions n'aient plus de raison
d'être, loin s'en faut, mais le contexte post 1989 impose de leur marier
des contre propositions.

Sur tous ces critères, les réseaux n'apportent pas de réponse, mais
constituent des conditions nécessaires et NON suffisantes. Partager du
savoir, prendre en compte la diversité culturelle et territoriale,
construire de l'alternative en reliant des micro initiatives locales ne
peut se faire que sur une logique de mise en réseau, réseaux humains et
électroniques. Ils constituent les vecteurs naturels de ces logiques
coopératives.

Deuxième enjeu intimement lié au précédent, après celui de la contre-
expertise, celui de la démocratie interne des mouvements sociaux et
civiques.

Ceux-ci sont depuis toujours confrontés à un double impératif : d'une part
la recherche de convergence, condition de la construction d'un rapport de
force et de l'autre, la mise en valeur de leur diversité, source de leur
créativité.
Ce double impératif a dans l'ensemble été vécu comme contradictoire,
l'aspiration à des mouvements unitaires entraînant inexorablement une
érosion de la diversité.
Toute la question aujourd'hui nous semble-t-il est de savoir si les
logiques de réseaux vont contribuer à dépasser cette contradiction.

Dans un même esprit, les mouvements associatifs doivent éviter de se couper
d'une réalité de proximité et rester au plus près des territoires et de
leurs habitants. La dernière élection française l'a encore montré aux
dépens notamment du parti socialiste : cette non-prise en compte du besoin
de proximité entraîne un désaveu radical de la part des citoyens.

Ces deux points posent chacun à leur manière la question de la démocratie
interne des mouvements. La recherche de la créativité, de la proximité ne
peut se faire à travers de classiques logiques d'appareils.

L'observation de l'évolution du mouvement ATTAC France (10)(11) est de ce
point de vue utile.

Alors que la plupart des membres du Conseil d'Administration sont imprégnés
de modes de militantisme traditionnels (et donc hiérarchiques), l'usage
intense des listes de discussion a permis aux comités locaux de s'affirmer
chaque jour un peu plus, aux débats stratégiques de sortir du CA (parfois
dans la douleur) et au réseau international de se mailler en incluant aussi
bien des entités identifiées "Attac" que d'autres mouvements sociaux et
citoyens pré existants mais poursuivant des buts convergents.

Sans chercher à nier les difficultés de ce mouvement, on voit bien que les
réseaux constituent un point d'appui pour faciliter cet aller-retour entre
local/national/international et pour introduire une participation élargie.

Au-delà de cet exemple, on constate une aspiration dans de nombreux
mouvements à renouveler les modes démocratiques.
La diffusion accélérée de logiciels libres d'écriture collective et d'auto-
production de contenus dans le monde associatif en est le symptôme. Ces
logiciels permettent à chaque membre d'un mouvement, formel ou informel,
d'écrire directement dans le site Web du collectif. Il est loin le temps où
les motions étaient relues mot par mot et entérinées par un "comité
directeur" quelconque. Si ces logiciels conservent une fonction de filtre
(les textes sont soumis à un comité de rédaction qui en autorise ou non la
diffusion publique), le simple fait de soumettre un texte à publication est
déjà un acte participatif et un refus de publication ne peut se faire sans
débat du collectif. On est donc bien au cœur de processus démocratique.

Renouvellement démocratique, transformation de la relation aux savoirs :
dans un cas comme dans l'autre, les questions auxquelles sont confrontés
les mouvements sociaux ne lui sont pas spécifique mais reflètent des
difficultés auxquelles l'ensemble de nos sociétés sont confrontées. La
crise de la démocratie représentative est partout, à commencer par
l'Europe, vieille dame démocratique, comme nous le montre la série
d'élections récentes et la montée de l'abstention et de l'extrême droite
dans plusieurs pays (Italie, Danemark, France, Pays-Bas...)

Côté partage du savoir, tout le monde - gouvernements, entreprises,
associations - parle de fracture numérique et de la nécessité de permettre
à chacun de s'approprier les outils de l'ère de l'information. En réalité
ce que l'on met derrière le mot "appropriation" est loin d'être compris par
tous de la même manière. Manipuler une souris, savoir envoyer un e-mail
n'est un enjeu ni social ni politique. Une véritable appropriation sociale
des réseaux, c'est permettre à tout un chacun d'être non pas consommateur
de contenus, mais créateurs de ces derniers.

Aujourd'hui en tant qu'acteurs des mouvements sociaux et civiques, une
double démarche doit nous inspirer quand on parle de technologies de
l'information et de la communication : comprendre que derrière les TIC se
nichent des difficultés et des opportunités qui sont transversales à toutes
nos autres batailles ; nous rapprocher des militants des TIC afin de
croiser innovation technologique et imaginaire politique.

* Valérie Peugeot, VECAM

**Article preparé a partir de la présentation au Séminaire: "Communication
et citoyenneté", organisé para ALAI, APC et APRESS, pendant le II Forum
Social Mondial.

***********

(1) Voir "l'AMI, un accord omnivore", Valérie Peugeot, in Transversales
Sciences Culture, n° 50, Avril 1998.

(2) In Manuel Castells, La société en réseaux, Tome 1, l'ère de
l'information, Éditions Fayard 1998

(3) Voir Pekka Himanen, L'éthique hacker et l'esprit de l'ère de
l'information, Éditions Exils 2001

(4) "Les freenets sont des organismes sans but lucratif dont l'objectif
premier est de fournir un accès gratuit à des services de courrier
électronique. Ils intégreront progressivement des services d'information
locale et offriront l'accès à l'internet. Ils sont mis sur pied par des
individus férus en informatique (des "tekies") en général issus ou liés au
milieu universitaire. La philosophie qui les sous-tend n'est pas toujours
explicite. Elle se caractérise par une vision utopique de la société dans
laquelle on attribue aux nouvelles technologies un pouvoir libérateur. Dans
son expression la plus engagée, elle dit vouloir contribuer à créer des
espaces libres de discussions au sein de la société civile. Elle réfère au
droit de libre expression et au libre accès à l'information sur le même
mode que l'avaient fait les radios et télévisions communautaires. La touche
plus informatique vient de l'éthique des hackers de rendre les codes
transparents et accessibles à tous. Les Freenets sont tributaires du
travail bénévole de leurs membres." Alain Ambrosi, in Réseaux humains,
réseaux électroniques, de nouveaux espaces pour l'action collective;
Editions Charles Léopold Mayer - VECAM 2001

(5) http://interactif.lemonde.fr/article/0,5611,2857--186450-0,FF.html

(6) http://alainet.org/

(7) http://www.apc.org/

(8) http://www.mediasol.org/xhome.php3

(9) La version française de la déclaration du séminaire est disponible
sur http://www.i3c-asso.org

(10) http://www.attac.org

(11) voir par exemple, les logiciels SPIP et ZOPE:
http://www.uzine.net/spip ; http://www.zope.org/